

JEAN LESBORDES

Sea The Stars, né pour gagner
LE MONDE |
Six mois avant sa victoire dans l'Arc de Triomphe, dimanche 4 octobre, Sea The Stars était déjà devenu "le cheval le plus cher du monde". Après sa victoire dans le Derby d'Epsom, on a parlé de 12, de 20, et pourquoi pas de 45 millions d'euros. Déraisonnable ? Fou ? Scandaleux ? Au prix qui est envisagé pour la saillie, Sea The Stars serait vite remboursé. Mais de toute façon, ces enchères n'engagent pas ceux qui les lancent puisque les propriétaires ne sont pas vendeurs. Pour eux, ce cheval a une valeur qui ne se calcule ni en pétrodollars ni en euromillions.
Pensent-ils à sa valeur sportive ? Certes, mais combien ? 140 ? 143 ? Certains parlent de 146. Mais que signifient ces chiffres ? Refléteraient-ils l'inquiétude d'un enfant qui demande à sa mère combien elle l'aime ? Ce sont les chiffres du rating, un classement institué par la revue Timeform depuis 1948 pour fixer la hiérarchie des pur-sang. Ribot, l'invincible : 142 ; Mill Reef, le puissant : 144 ; Sea Bird, le dandy ailé : 145, c'est le plus coté de tous.
Pour soutenir la comparaison avec ces légendes du turf, il ne suffit pas d'avoir remporté les courses les plus importantes de l'année, il faut aussi avoir battu les chevaux qui, eux-mêmes, ont gagné les plus grandes courses, l'année d'avant, sur d'autres continents, d'autres distances, par tous les temps, et avec du style, car l'impression visuelle de ces victoires compte pour les vieux sportsmen qui vont décider de la place de Sea The Stars dans l'histoire des courses. Lui accorderont-ils 146 ? Le fameux chiffre jamais atteint ?
En attendant, les jurés du rating vont laisser l'émotion se calmer. Elle fut grande, dimanche. Mais ils savent qu'aux courses, il ne faut pas croire ce qu'on raconte et seulement la moitié de ce qu'on voit. Ils vont reprendre une à une chacune de ses courses, depuis la première à Curragh, le 13 juillet 2008, où il finit quatrième, puis la série magique des huit victoires – dont les 2 000 Guinées, le Derby d'Epsom, l'Eclipse Stakes, l'International Stakes, l'Irish Champion Stakes, avec parfois une facilité proche du comique –, jusqu'au triomphe naturel de l'Arc, dimanche. A 400 mètres du poteau, Sea The Stars était encore enfermé à la corde, le pire était encore possible. "Oui, j'ai eu peur ", me confiera René S., auteur d'un pari de 50 000 euros placé sur l'Irlandais ("et un peu gagnant").
Peur, c'est ce que nous font les meilleurs à cet endroit-là de la course. Mais c'est là que Sea The Stars a donné son coup de reins, cette détente féline qui permet au crack de se sortir des mauvaises situations. A l'énergie, en une fraction de seconde, il se crée l'ouverture, et alors tout s'allonge en lui, on dit qu'il s'exprime, tel un acteur qui s'avance en bord de scène. L'important, c'est de savoir en combien de foulées il prend l'avantage sur les autres. La brièveté et l'efficacité de cette accélération déterminent son degré de supériorité. C'est ce qu'on appelle "le passage de classe". Dimanche, Sea The Stars n'a eu besoin que d'une centaine de mètres pour dépasser ses rivaux, prendre deux longueurs et les garder jusqu'au poteau, sans mollir.
Michael Kinane pourrait nous dire si STS est le plus grand, car le jockey irlandais en a monté d'autres : à 50 ans, on ne se laisse pas impressionner aussi facilement qu'à 25. Mais on ne demande pas l'avis du jockey pour établir le rating d'un champion. Il serait pourtant le mieux placé pour estimer la puissance de sa monture, et comparer. Mais y a-t-il des jockeys parmi les membres du Jockey Club ? Non.
Quand même on accorderait à STS le mythique 146 au rating, cela ne dirait pas encore sa valeur. Valeur en terme d'élevage ? Sea The Stars fait partie de la plus grande famille de tous les temps. Il est le fils d'Urban Sea, qui a remporté l'Arc de Triomphe il y a seize ans et a produit Galileo, sacré cheval de l'année avant de devenir l'un des plus grands étalons du monde. Et du côté du père (Cape Cross), il est un des descendants du chef de race Northern Dancer, qui compte quinze gagnants de l'Arc dans sa lignée irréprochable. Ainsi donc, dès sa naissance, les origines de STS en faisaient une valeur sûre.
On imagine ce qu'il représente aujourd'hui après cette série d'exploits. Il n'est pas, comme il arrive parfois avec les phénomènes hors normes, le fruit d'un hasard, une exception génétique, un fils de Morceau-de-Bois et de Bout-de-Ficelle. Avec Sea The Stars, le meilleur a produit ce qu'il y a de mieux, et on compte bien sur lui pour la suite. Il aura droit aux juments d'exception, car c'est ainsi que les hommes ont la satisfaction, l'orgueil, la folie d'améliorer la race de leur meilleur ami. C'est ici qu'on touche à la valeur symbolique du cheval. Les seigneurs de ce monde vont tous vouloir un produit de Sea The Stars. Ne serait-ce que pour le regarder dans son pré, depuis la terrasse du château. Mon Van Gogh, mon Sea The Stars...
Mais cela ne dit toujours pas la valeur du cheval, et pourquoi Christopher Tsui, son propriétaire, ne le vendra jamais. Christopher Tsui a 29 ans, un enfant, et regarde ce cheval comme si sa peluche préférée s'était mise à bouger toute seule. L'autre jour, à l'arrivée de l'Eclipse Stakes, il s'est évanoui.
Dimanche, à la conférence de presse donnée après la course, il y avait un homme assis à ses côtés, un type de 64 ans qui n'est pas l'entraîneur du cheval, pas le courtier, ni le manager de l'écurie, il n'est pas le traducteur, même pas le père de Christophe Tsui, et pourtant il incarne la vraie valeur de Sea The Stars. Le maître du rating émotionnel c'est lui : Jean Lesbordes.En 1990, Jean Lesbordes est un entraîneur en vogue. Il se voit confier par un propriétaire japonais, M. Sawada, une enveloppe de 10 millions de francs pour acheter des yearlings. Il enchérit sur une pouliche qui lui tape dans l'œil : Urban Sea. 280 000 francs. Quelques mois plus tard, le Japonais fait faillite. Après maintes péripéties hippico-judiciaires, la pouliche est rachetée par Mme Tsui, la mère de Christopher, qui a la faiblesse, l'intelligence, l'intuition de laisser Urban Sea à l'entraînement chez Jean Lesbordes à Chantilly.
C'est alors le jeune Clément Lesbordes, le fils de Jean, qui s'occupe de la pouliche, la bichonne, la monte le matin à l'entraînement. Une belle histoire qui conduit toute cette famille au triomphe : Urban Sea remporte l'Arc en 1993. On a des photos de Christopher Tsui, alors âgé de 13 ans, courant sur la piste de Longchamp pour embrasser la championne. Clément est là , lui aussi, à peine plus âgé. Les deux garçons entretiennent "une amitié de mors", un lien qui traverse la bouche de la jument qu'ils tiennent chacun de leur côté.
Urban Sea entre au haras où elle devient une des poulinières les plus fameuses de notre époque. Pendant ce temps, du côté de Jean Lesbordes, les drames s'enchaînent, Clément meurt dans un accident, et la malchance s'acharne à coups de blessures de chevaux, de trahisons de courtiers, d'abandons de propriétaires. Jean Lesbordes est ruiné, endeuillé, brisé. Pour survivre, il devient journaliste hippique, et c'est en tant que tel qu'il assiste à la première victoire du fils de celle qui fit sa gloire.
Embringué par cette pirouette du destin, il va suivre Sea The Stars de triomphe en triomphe, jusqu'à cette victoire dans l'Arc qui parachève l'acrobatie. Il est sur toutes les photos d'arrivées, comme un grand-père, ému aux larmes, répétant toujours : "C'est le plus beau jour de ma vie."
Tout ça n'efface pas les malheurs, au contraire, ça les amplifie, leur confère une dimension épique qui est la vraie valeur du cheval : à la fois le ciment d'une famille et l'esquisse d'une consolation.
Christophe Donner
23 avril 2014 LESBODES Jean created with Wix.com